La dépendance alimentaire : point de vue clinique
La dépendance alimentaire : point de vue clinique
Au cours de cette semaine, nous avons exploré les systèmes de récompense, leur relation avec l’alimentation et le concept de dépendance alimentaire d’un point de vue biologique.
Dans cette étape, nous vous présentons un entretien avec une psychologue et psychothérapeute cognitivo-comportementale, et nous discutons avec elle de l’utilité du concept de dépendance alimentaire dans un contexte clinique et de la manière dont il peut être mis en rapport avec notre vie quotidienne. L’entretien a été traduit et l’article remanié à des fins de fluidité et de clarté. Il est suivi par la description de deux cas cliniques.
Nous avons retranscrit l’entretien de la manière suivante : les questions sont en gras et les réponses en italiques.
Dr Scalco, merci pour cet entretien. Pouvez-vous vous présenter brièvement à nos étudiants ?
Merci de m’avoir invitée. Je m’appelle Camilla Scalco et je suis psychothérapeute. L’un des axes de mon activité clinique est le traitement des troubles de l’alimentation et de l’obésité, et aujourd’hui, je souhaite parler de mon approche à vos étudiants et leur exposer quelques cas.
Le sujet de notre entretien est la dépendance alimentaire. Nous l’avons présentée lors de l’étape précédente, en passant en revue certaines études sur des modèles humains et animaux. Ce concept joue-t-il un rôle dans votre approche clinique ?
La dépendance alimentaire a été proposée comme une cause possible de troubles de l’alimentation caractérisés par une alimentation incontrôlée, comme les accès hyperphagiques ou la boulimie. Cependant, je pense que ce concept est incomplet et inadéquat pour expliquer ces troubles alimentaires. Afin de pouvoir expliquer pourquoi, je dois d’abord parler des facteurs sous-jacents aux troubles alimentaires « liés à la dépendance ».
Pourriez-vous présenter ces facteurs ?
Bien sûr. Tous les troubles de l’alimentation, même si leurs symptômes diffèrent, partagent un noyau psychopathologique : une préoccupation excessive pour son poids corporel et sa silhouette, et pour la valeur nutritionnelle des aliments (voir [1]). Cette préoccupation se définit par la tendance des patients à juger de leur valeur en termes de poids et de morphologie.
Donc, à votre avis, le « cœur » n’est pas biologique ?
Non, je crois que les troubles psychologiques et mentaux sont les conséquences de multiples facteurs : facteurs génétiques et biologiques, événements de la vie, éducation, vie familiale, relations sociales, etc.
Pensez-vous que la dépendance alimentaire a un quelconque aspect en commun avec d’autres addictions, alors ?
La dépendance alimentaire partage en effet certaines similitudes avec d’autres addictions, telles que le besoin compulsif, le déni du problème et les tentatives infructueuses d’arrêt…
Mais il y a aussi des différences…
Oui. Comme je vais le décrire dans l’un de mes exemples cliniques, dans les accès d’hyperphagie et la boulimie, le besoin compulsif et la consommation ne portent pas sur une substance en particulier. L’élément déterminant est la quantité de nourriture consommée, et non l’aliment spécifique choisi.
Y a-t-il d’autres différences ?
Oui, il y en a. Les personnes souffrant de troubles de l’alimentation essaient d’éviter les crises avant même de demander l’aide d’un spécialiste, mais les personnes souffrant d’autres addictions ne suivent pas le même schéma et doivent être expressément motivées pour éviter la substance.
Cela génère également des comportements d’auto-restriction et une vulnérabilité accrue aux épisodes non maîtrisés, et donc des cycles de restriction-rechute.
Il y a ici une similitude avec la restriction alimentaire alors…
Oui, d’une certaine manière. Et comme je l’ai déjà dit, il y a des facteurs de risque qui ne sont pas directement liés à la nutrition. Les épisodes de consommation incontrôlée sont souvent un moyen de faire face à des émotions extrêmes, et non une dépendance alimentaire.
Merci pour vos réponses. Pouvez-vous nous présenter les cas cliniques dont vous souhaitez nous parler ?
Il s’agit de deux femmes : une patiente de 32 ans qui souffre de boulimie, mais pas de surpoids, et une patiente de 66 ans qui présente des antécédents de longue date d’obésité due à des accès d’hyperphagie.
Cas 1
Marie est la première patiente que je vais décrire. Lors de l’une de nos rencontres, elle m’a fait la description de l’une de ses crises :
« J’ai quitté mon bureau avec une terrible envie de dévorer de la nourriture. J’étais nerveuse et je me sentais inutile. J’avais déjà pris deux confiseries au chocolat et trois cafés sucrés, alors je suis allée au supermarché et j’ai vite rempli mon panier, poussée par un besoin urgent de payer et de m’enfermer dans ma voiture. Une fois dans ma voiture, j’ai mangé une barre chocolatée, puis des biscuits à la noix de coco, puis des biscuits au chocolat. Je me sentais nauséeuse mais je ne pouvais pas m’arrêter, et je suis passée aux aliments salés. Des cacahuètes d’abord, puis un peu de focaccia, et des gâteaux apéritifs. À la fin, je me suis sentie désespérée et je n’ai même pas pu finir la focaccia. J’ai dû déplacer la voiture et je me suis sentie mal. J’étais pliée en deux par des crampes et j’ai vomi. Je n’ai rien mangé d’autre jusqu’au déjeuner suivant… J’ai juste pris une salade sans vinaigrette. Avec juste quelques gressins…
Commentaires sur le cas 1
Cas 2
« C’est le soir que je suis la plus faible, quand je suis seule. Je peux bien manger correctement toute la journée, suivre mon régime alimentaire et me sentir rassasiée, mais le soir, je suis entourée de silence, d’ennui, d’obscurité, et j’ai besoin de quelque chose de doux, quelque chose pour me réconforter. Alors je vais chercher l’escabeau…. » (remarque : la patiente « a caché » les aliments dangereux sur l’étagère la plus haute du placard pour éviter de les avoir à portée de main).
« Quand je fais ça, je sais déjà que je ruine tout, mais je ne peux pas m’arrêter. Je suis en colère. Et je veux un biscuit. Je mange mon premier biscuit avant même de descendre de l’escabeau, puis j’en mange un autre. À ce moment-là, je suis en colère contre moi-même, je sais que j’ai tout gâché. Alors j’attaque un gâteau, un gâteau que j’avais réservé pour la visite de mes amis. J’en mange la moitié, puis je vais me coucher et je pleure de colère. Je ne réussirai jamais… »
Commentaires sur le cas 2
Dans cet exemple, nous remarquons comment la perte de contrôle suit la « transgression » des règles, même avec un seul biscuit. Ce comportement « tout ou rien » est typique des troubles alimentaires. Manger un petit bout de nourriture « interdite » produit le même sentiment qu’avoir une crise d’hyperphagie.
En résumé, que peuvent nous dire ces cas ?
Ces deux exemples montrent la complexité de la psychopathologie sous-jacente aux crises d’hyperphagie dans les troubles alimentaires, et en quoi le concept de dépendance alimentaire ne peut pas expliquer ces crises.
La dépendance alimentaire est un concept intéressant et devrait faire l’objet d’explorations plus approfondies par des études de neuro-imagerie et neurobiologiques, mais ce concept est pour l’heure d’une validité et d’une utilité limitées dans le diagnostic et le traitement des troubles de l’alimentation.
La nourriture et l’esprit : relation entre l’alimentation, l’intestin et le cerveau
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